ENTREVUE AVEC NELTON FRIEDRICH
Directeur de Coordination de ITAIPU Binacional Brésil
Coordinateur Général du Programme “Cultivando Agua Boa”
Député de l’Assemblée Constituante du Brésil, à la fin de la dictature militaire.
ECOLE DE SYNERGIE
TECHNOLOGIE
Il est contradictoire de penser que la technologie va résoudre les problèmes sociaux et environnementaux.
La science et la technologie sont des instruments précieux mais nous ne pouvons oublier qu’ils sont souvent au service de pouvoirs prédateurs, pollueurs, à la vision à court terme. Les problèmes d’aujourd’hui sont le résultat des “solutions techniques” d’hier.
Le plus important maintenant est de changer les coeurs et les esprits programmés dans une posture linéaire, économiste, immédiatiste et segmentée.Le manque de participation de la société et des acteurs locaux dans la recherche de solutions convertira chaque effort en simple ouvrage d’infrastructure.
Ce dont nous avons besoin, c’est d’ un changement profond de la manière d’être-sentir-produire et consommer. Nous sommes ce que nous pensons et si notre pensée est dirigée vers un processus de production infinie, de croissance illimitée, dans l’idée que la nature est une machine, qu’il est plus important d’avoir que d’être, il est difficile d’imaginer des actions pro-actives, solidaires, d’attention, de respect, d’amour.
Si nous ne sommes pas ce que nous pensons et que nous ne sommes pas ce que nous ressentons, nous ne sommes pas ce que nous faisons.
ECOLE DE SYNERGIE
La volonté politique est la racine du programme Cultivando Agua Boa (CAB).
Elle a permis de construire un immense réseau de 3 000 institutions partenaires, avec l’engagement des entités les plus significatives, pour renforcer la démocratie participative dans notre région qui compte 29 municipalités et un million d’habitants.
Il ne s’agit pas d’un produit, mais d’un processus. Au-delà des bilans ponctuels et des chiffres atteints par le programme CAB, le résultat le plus significatif est le processus de synergie qui a animé et fait participé des milliers de personnes et d’institutions dans des actions conjointes et dans la culture et la conscience de la soutenabilité.
Dans la méthodologie du CAB, la base est le territoire où nous vivons, d’où nous tirons notre identité : la vie est dans un territoire et ce territoire est le micro-bassin hydrographique.
Là s’organisent les réunions avec les communautés – avec tous les acteurs sociaux qui habitent le territoire du micro-bassin en question. Ces réunions servent à motiver-bouger-émouvoir les personnes et à articuler les forces.
Dans ces réunions, on construit un Comité de Gestion de ce territoire où se retrouvent ceux qui polluent et les personnes qui en sont affectées, les élus, les universités et les Ongs, les entreprises et les syndicats, les églises…
Le Comité de Gestion remplit une mission trés significative, il rassemble et articule des acteurs qui souvent sont distants ou réticents.
On n’amène pas à la communauté une recette toute faite, on ne dit pas “faites cela”.
Les “Ateliers du Futur” est un processus communautaire qui fait éclore des idées, des rêves, des espoirs, qui dessine la carte des passifs et des actifs socio-environnementaux du territoire. C’est une manière de nous ré-identifier comme sujets collectifs de notre histoire et de notre avenir.
ROLE DE L’ENTREPRISE
Pour une entreprise citoyenne comme le barrage Itaipu Binacional, le plus important est d’articuler, de cumuler les efforts, de répartir les responsabilités et pas seulement de fournir des ressources.
Itaipu n’apporte un soutien financier que si les autres partenaires apportent aussi leur contribution. Dans le cas contraire, nous n’agissons pas. Si nous donnons un Real (monnaie brésilienne), c’est parce que les autres acteurs mettent un autre Real ou parfois deux Reales. Avec un véritable investissement, nous atteignons ainsi l’équivalent de trois Reales. C’est un processus conscient d’”ingéniérie sociale” qui permet de réaliser beaucoup plus et de partager les responsabilités.
On ne parle pas d’argent sans avoir auparavant réuni la communauté et avoir défini avec elle, et non pour elle, ce qui va être réalisé. Ainsi nous pouvons quantifier le budget nécessaire. Mais pas seulement l’aspect financier : le succès des actions ne dépend pas de l’ouvrage en lui-même, mais principalement du comportement, des attitudes de la communauté même.
La réalisation matérielle pour la réalisation matérielle n’a plus de sens, elle est trop souvent éphémère car elle reste ensuite sans suivi ni maintenance.
Quand il existe cette culture de la participation communautaire, du suivi, on a la certitude que les gens vont s’en occuper car ils ont aidé à décider et à réaliser l’ouvrage. Tout est plus facile quand on réveille les consciences, qu’on rassemble les volontés, qu’on canalise cette énergie sociale auparavant assoupie. On génère un grand flux d’énergie humaine, de motivation, de participation, ce qui permet d’effectuer de grands bonds en avant, et non quelques petits pas.
Une des plus grandes réussites d’un travail comme celui-ci est de ne pas laisser un sentiment d’assistance, de philantropie ou de marketing venir perturber la vision structurante qu’il faut développer. Il est facile de faire une action philantropique ou de marketing écologique pour une photo, mais ces actions sont seulement ponctuelles, elles ne sont pas structurantes.
Nous, nous ne faisons pas cela. Nous ne travaillons pas non plus dans l’urgence ou pour répondre à une demande.
Il est habituel que les entités publiques travaillent à la demande, pour répondre à la pression ou aux réclamations d’ un groupe d’intérêt ou d’ un autre. Des demandes à court terme, ponctuelles : il manque de l’eau, nous allons amener de l’eau…
La véritable politique publique n’agit pas à la demande ou dans l’urgence.
On ne peut pas non plus se passer de la démocratie participative, communautaire. L’action doit être structurante. Pour cela, nous travaillons selon le point de vue du territoire : micro-bassin par micro-bassin, en créant une culture du travail à moyen et long terme, sans tomber dans des actions “immédiatistes” aux effets purement cosmétiques.
Nous suscitons des actions collectives selon une vision systémique, d’interconnection. L’éducation environnementale infiltre et inteconnecte les actions pour transformer le programme en un processus structurant et continu, avec des effets à moyen et long termes dans le territoire.
On peut dire que ce que nous vivons ici est comme un grand laboratoire social-écologique ouvert, une salle de classe de démocratie participative.
Le résultat le plus important est la prise de pouvoir des personnes et des communautés dans cette possibilité d’agir, de récupérer le sentiment d’appartenance à la communauté, au territoire : “ici est ma vie, ici est la vie de ma famille, de mes voisins, de mes espérances et de mes frustrations”.
Cette identité donne un cadre à nos vies. On le sent quand quelqu’un de la communauté, pendant le Pacte de l’Eau conclu dans sa communauté, regarde avec orgueil le tee-shirt qui porte le dessin du micro-bassin sur la poitrine. Ces sentiments ont une valeur qu’il est difficile de mesurer.
LA TRIPLE FRONTIERE : UN POLE DE VOLONTE POLITIQUE
Nous avons l’opportunité de vivre dans la région d’une triple frontière (Brésil-Paraguay-Argentine), baignée des eaux du fleuve Paraná et du fleuve Iguazú, dans un des plus beaux endroits de la planète.
La nature n’a pas de frontières. Les brésiliens, les paraguayens et les argentins appartiennent au même bassin hydrographique. Dans la nouvelle compréhension de l’interdépendance, de l’interconnexion, les eaux doivent nous unir, non nous séparer.
La triple frontière favorise en fait la rencontre de peuples aux langues différentes (espagnol, portugais et guarani) autour d’une cause aussi noble que celle de la vie elle-même.
C’est une recherche permanente d’articulation de personnes et d’actions.
Nous voyons naitre une force géopolitique d’intégration socio-environnementale, différente des forces géopolitiques du processus colonisateur de domination qui a prévalu jusqu’à des époques très récentes.
La triple frontière s’est transformée en un grand pôle de volonté politique : les trois pays sont en train de se rapprocher toujours plus, réalisant des actions conjointes et complémentaires.
Les premiers piliers de ce rapprochement sont : le Parc Technologique d’Itaipu, la coopération entre les institutions et les entreprises publiques, les universités, les ONGs. On construit le Centre des Savoirs du Bassin du Plataet l’UNILA (Université d’Intégration d’Amérique Latine) pour relancer l’intégration régionale selon d’autres paradigmes, avec une vision latino-américaine. Chaque fois un peu plus, ces expériences de bonnes pratiques se transforment en un véritable pôle qui irradie, une source de réplicabilité.
Dans ce sens, la triple frontière est le point de rencontre de nombreuses volontés : un laboratoire ouvert de bonnes pratiques, de solidarité, d’espérance.
UNE GRANDE COMMUNAUTE D’APPRENTISSAGE
Face à la plus grande crise sociale et écologique de l’histoire de l’Humanité, nous sommes tous des apprentis, nous devons apprendre, et souvent à ré-apprendre, y compris à ré-apprendre à aimer. Aimer son prochain, aimer la communauté, aimer la source de l’eau, la terre, l’air. C’est le grand apprentissage d’un autre paradigme, d’un autre modèle civilisateur que nous devons construire.
Dans ce processus, il n’est plus possible de diviser, d’où la synergie, la vision systémique, la compréhension que nous sommes tous interdépendants et que tout est interconnecté. La vie est un réseau d’organismes-cellules-molécules, il n’y pas de vie sans réseau.
Dans cette grande communauté d’apprentissage, nous retrouvons des valeurs que nous avons perdues ou qui ont été étouffées.
Nous retrouvons des savoirs ancestraux, des savoirs populaires, en établissant un dialogue des savoirs.
Dans ce processus d’apprentissage, nous redécouvrons l’Autre, en abandonnant l’égoïsme, l’individualisme.
Nous nous complétons en construisant une citoyenneté planétaire.
Cet apprentissage nous amène aussi à la redécouverte de la spiritualité profonde.
Ceci va provoquer de grandes transformations à l’intérieur des personnes et de là, jusqu’au milieu dans lequel ils vivent.
Ceci génère une réaction en chaîne, un effet multiplicateur, qui ne sera détenu ni par les gouvernements, ni par les armes.